jean babineau
Auteur
Aristote Kavungu
Auteur
3e lettre : jean babineau
Bonjour Aristote,
Il faut dire que tu as un prénom très littéraire. Tu es la première personne que je connais qui le porte. Je te remercie de m’avoir répondu avec célérité la journée même de mon envoi. J’ai su que tu m’avais répondu lorsque j’ai vu un petit message dans un rectangle traverser l’écran de mon portable lorsque ma femme et moi regardions Le Grand Jack d’Herménégilde Chiasson. Faut-il croire que les dieux Mercure et Hermès existent toujours dans nos ordinateurs ? Eh oui ! comme Jack Kerouac, nous sommes des écrivains francophones qui exercent leur métier en Amérique du Nord. Qu’avons-nous à faire avec la représentation littéraire dans ce contexte à l’intérieur duquel nous sommes minoritaires ? Le canevas n’est pas exactement blanc. Il y a quand même une tradition. Dire cela est-il un euphémisme ?
Cher Aristote, j’aime bien ta citation d’Yves Bonnefoy. Lorsque je commençais à m’adonner à l’écriture, je n’avais volontairement pas assisté à la messe le dimanche. Je marchais le long de la voie ferrée en pensant au poème « Je suis Acadien » de Raymond LeBlanc » ou à un texte de Baudelaire ou de Rousseau et j’ai vu un orignal qui avait été frappé par un train il y avait quelques jours. Les asticots en raffolaient… J’étais devant le mur ou le passage de la mort. De cela, la littérature ne peut être salvatrice. Une des choses qui m’a ouvert la voie de l’écriture fut de voir et écouter un professeur de 11e année rire seul en lisant à haute voix la description du mariage de Charles et Emma dans Madame Bovary. Cela m’a fait croire qu’il y avait peut-être quelque chose là.
Tu as mentionné La promesse de l’aube de Romain Gary, c’est un titre que je trouve poétique. C’est vrai que la mère de Gary est très présente dans ce roman. La mère est souvent celle qui transmet le langage en premier à son enfant. La mienne était très patiente et m’encourageait souvent dans mes projets qui étaient parfois hors norme.
Merci, Aristote, de m’inciter à relire « Le mauvais vitrier » de Baudelaire, poème que j’avais entièrement oublié. Je suis d’accord qu’on vit du génie des écrivains et plus spécifiquement de leurs particularités. Ce qui m’a frappé chez Rousseau et Thoreau, c’est leur amour et leur connaissance de la nature. Ce qui me fascine chez Whitman, c’est son immense générosité lorsqu’il chante soi-même et son pays, et, lorsqu’il accompagne les soldats blessés dans la Guerre civile étasunienne, qu’importe leur camp.
Aristote, moi aussi j’aime croire que nos textes peuvent apporter une certaine joie sinon une légèreté. Nous sommes dans cette pandémie, mais s’il fallait choisir entre la peste et la Covid, je prendrais volontiers cette dernière, puisqu’elle est moins purulente et que les charrettes ne passent pas le matin pour ramasser les morts dans les rues.
Oui, écrire est un geste égoïste, mais les médecins ne trouvent-ils pas satisfaction en guérissant un patient ? Parfois, un auteur a décrit une situation un peu semblable à celle que je vis et cela peut me donner une option pour éviter un embarras. Pour moi, comme pour toi, écrire est aussi une nécessité. En représentant notre vécu, on retrouve parfois des portes de sortie ou d’entrée.
Je te remercie, Aristote, d’avoir souligné des pistes. Ce rapprochement me fait grandement plaisir !
Jean
4e lettre : aristote kavungu
Bonjour Jean,
Je suis désolé d’avoir pris plus de temps avant de répondre à ton message très riche d’enseignement. C’est à cause des contingences de la vie, je n’étais pas en mesure de penser à autre chose qu’à parer au plus pressé et le fameux temps, dont parle si bien Rimbaud dans “L’ennemi”, a été justement mon ennemi. Je courais après lui sans jamais le rattraper mais ça va mieux maintenant, je peux donc jouir de cette petite parcelle de liberté avant un autre duel avec le temps dont je sortirai indubitablement vaincu, comme les Romantiques (Lamartine, Hugo..) en leur temps. C’est toujours un réel plaisir de te lire, mon cher Jean et ce que tu me dis représente pour moi des invitations tacites à visiter ou revisiter les auteurs que tu cites, tellement que tu le dis bien. C’est là justement que la littérature reste utile et même d’utilité collective. Quand on est capable de cibler le mal chez quelqu’un et de lui proposer, sans le dire et tout en le disant, un remède à son mal. Moi, j’écris souvent quand je suis triste et mes personnages sont souvent d’humeur sombre parce qu’écrasés par ce rouleau compresseur qui est la vie. Ils se cachent alors derrière l’humour noir, l’ironie et le sarcasme pour essayer de dorer cette pilule amère que leur présente la société. Certains lecteurs me disent qu’ils se sont sentis mieux en me lisant parce qu’ils ont vu des gens dans mes livres plus malheureux qu’eux. Comme quoi, quand on se compare, on se console, comme on dit. C’est aussi ça, l’utilité de la littérature. Pardon pour ce qui peut ressembler à de l’autocongratulation mais je suis sûr, mon cher Jean, que tu reçois également de la rétroaction de tes lecteurs et que l’acte même souligne le côté utile de la littérature. Une dame m’a suggéré après lecture de mes livres d’être un peu moins pessimiste et j’essaye, depuis, de ne pas trop désespérer les gens et le changement est manifeste chez moi. Écrire a eu donc une incidence relativement positive chez moi et les exemples comme ça, il y en a légion chez à peu près tous les écrivains qui donnent à lire et à voir des choses qui rencontrent des échos pluriels auprès du public.
Hier, j’ai pensé à nos conversations, mon cher Jean et un livre m’est venu à l’esprit. Un livre d’une trentaine de pages seulement mais “Indignez-vous” de Stéphane Hessel a montré de manière fracassante l’utilité de la littérature. Au-delà de ‘immense succès littéraire de ce livre écrit par un nonagénaire, il a soulevé les passions et amené les jeunes et les moins jeunes à vouloir changer le monde. Même si une chanson ou un livre ne peut pas changer le monde, on voit que notre présence, nous écrivains, reste un rempart au désespoir ambiant. Nous, mon cher Jean, ça nous inclue, toi et moi. Bonne semaine à toi.
Aristote